Les chirographes (début XIe- mi XIIIe s.). Remarques sur la pratique chirographaire dans le Val de Loire et à Marmoutier.

Le chirographe ou charte partie est un document singulier dans la production diplomatique du Moyen Âge central, puisqu’il propose plusieurs fois un texte identique ou similaire sur un seul parchemin, découpé en autant d’exemplaires que de textes. Le cas le plus fréquent est celui du chirographe porteur de deux textes mais certains en réunissent trois ou quatre, auxquels cas ils sont qualifiés respectivement de chirographe triple ou tripartite, ou bien de chirographe quadruple ou quadripartite (Morelle et Senséby, 2019). Les exemplaires sont formellement et visuellement semblables, écrits par le même scribe ce qui n’exclut pas pour autant des ajouts, mais ils ne sont pas totalement identiques ; ainsi le nombre de lignes et leur gestion peuvent légèrement différer.

 

La spécificité du chirographe tient aussi à la présence d’une devise, ensemble de mots, lettres, signes ou dessins formant la ligne de partage du chirographe entre les exemplaires (Morelle et Senséby, 2019). La devise est inscrite soit verticalement soit horizontalement sur le parchemin, le plus souvent avec une encre comparable à celle des textes. Dans le premier cas, le chirographe est dit juxtaposé et propose deux exemplaires écrits côte à côte, séparés par une devise verticale (fig. 1). Dans le second cas, il est dit superposé (fig. 2), les exemplaires étant écrits l’un au-dessus de l’autre, soit dans le même sens, soit dans le sens opposé (chirographe dit antipodique).

 

Dans l’ensemble de l’Ouest de la France et à Marmoutier, c’est cette dernière forme qui l’emporte très majoritairement et dès le xie siècle. En l’abbaye tourangelle, moins de 10 % de chirographes juxtaposés ont été recensés. Le premier date de 1067, un acte validé par Philippe Ier en présence de l’évêque d’Amiens et du comte de Flandre, des hommes du Nord, où la part de ces chirographes peut dépasser 80 % dans la production observée. Pareillement, le libellé de la devise illustre une pratique uniformisée dans l’espace ligérien : cyrographum sous diverses graphies domine (plus de 80 % dans le Val de Loire et à Marmoutier) ; l’alphabet complet ou partiel, typique du Sud et d’une partie du Sud-Ouest, est tardif et rare (autour de 4 % à Marmoutier) ; d’autres énoncés sont utilisés sur 10 % des chirographes observés, sans qu’aucun libellé « maison » n’apparaisse. D’une façon générale, la diversité s’estompe au fil des décennies dans le Val de Loire : avant 1050, près d’un document sur deux n’adopte pas cyrographum ; entre 1050 et 1099, un sur quatre ; entre 1100 et 1150, plus d’un sur cinq et entre 1150 et 1199, un sur dix seulement, proportion maintenue au xiiie siècle. En revanche, la diversité graphique s’accentue et, à Marmoutier, les lettres de la devise, majoritairement nues avant 1200, sont concurrencées par d’autres solutions graphiques après cette date. Enfin, même si les moines du prieuré de Chemillé en Anjou affirment que faute de sceau ils recourent au chirographe, le sceau constitue un mode de validation des chirographes dès le début du xiie siècle à Marmoutier, se substituant ou s’associant à la croix et aux seings ponctuellement utilisés avant 1100. Après cette date, dans l’espace ligérien, plus de la moitié des chirographes sont scellés, et entre 1150 et 1250, les deux tiers. Dans le même temps, l’indication de la forme chirographaire de l’acte dans le texte même devient plus fréquente, sans être toutefois systématique.

 

 

Figure 1. Exemplaire de droite d’un chirographe juxtaposé (1155). Arch. dép. Indre-et-Loire, H 1040

 

Figure 2. Les deux exemplaires d’un chirographe superposé antipodique, partagé entre les moines de
Marmoutier et Hugues, vicomte de Châteaudun (ca 1170). Arch. dép. Eure-et-Loir, H 2305

 

 

Assurément, le chirographe participe pleinement au renouvellement formel des pratiques scripturaires pendant les siècles centraux du Moyen Âge correspondant à une période d’innovation et d’adaptation documentaire, propice à de nouvelles expérimentations. Néanmoins, ce nouveau venu dans l’outillage documentaire dérive d’une autre pratique largement observée dès les ix-xe siècles, spécialement dans l’espace lotharingien : l’établissement d’un acte en double ou multiple exemplaire (Morelle, 2019). Sans jamais la faire disparaître, il la prolonge et l’accompagne. La filiation présumée entre acte en expédition multiple et chirographe ruine pour partie l’idée d’un transfert de la pratique chirographaire de l’Angleterre vers le continent, d’abord en direction de l’espace lotharingien et rhénan, puis de la « France ». Sans toutefois éliminer totalement une influence insulaire, elle soutient la thèse d’une évolution interne des pratiques continentales, mineure au demeurant (Gross, 2014 ; Morelle, 2019).

 

Chronologie

 

Dans le diocèse de Tours et en l’abbaye de Marmoutier, la pratique chirographaire apparaît au début du xie siècle, alors qu’elle est attestée dès les années 920-960 dans les espaces septentrionaux et peut-être dès 994 à Saint-Florent de Saumur (dioc. d’Angers) ; elle se répand progressivement, devient commune à tous les scriptoria à la charnière des xie et xiie siècles, culmine entre 1150-1175 et 1225 et se maintient jusqu’en 1240-1250 (fig. 3 et 4). Le premier chirographe de Marmoutier conservé en original date des années 1015-1020 et le dernier est établi en 1290, au regard de la documentation conservée et consultée. Cette chronologie est globalement identique à celle des autres diocèses de l’Ouest et de la France actuelle pour les chirographes forgés en milieu ecclésiastique, même si à Marmoutier, contrairement à bien d’autres institutions religieuses, le nombre de chirographes reste élevé au xiiie siècle, surtout en son prieuré angevin de Chemillé. Mais il est vrai que l’état de conservation des archives est déterminant pour en apprécier l’évolution.

 

Fig. 3. Principaux établissements producteurs et possesseurs de chirographes dans l’Ouest de la France

 

Fig. 4. Répartition chronologique des originaux et des copies dans quatre diocèses du Val de Loire (en
nombre)

 

 

 

Pour autant, même si la proportion des chartes parties augmente considérablement dans la documentation entre 1150 et 1199, le chirographe reste très minoritaire ; il représente dans les fonds d’archives explorés 2 à 10 % des actes connus en original et en copie, un pourcentage variable selon les institutions et selon les périodes au sein d’un même établissement. Cette pratique documentaire marginale n’en est pas moins reconnue et partagée par l’ensemble des acteurs sociaux, laïcs et ecclésiastiques.

 

Producteurs et partenaires

 

Dans le Val de Loire - espace compris entre l’Orléanais et l’Anjou, élargi au Chartrain et à une partie du Maine -, les producteurs et les possesseurs de chirographes couvrent un large spectre social et institutionnel : des communautés religieuses anciennes et nouvelles, des évêques, abbés, chanoines séculiers et réguliers, prêtres, doyens, laïcs nobles, bourgeois, communautés d’habitants, associations professionnelles, et aussi des juges délégués, officiaux, sénéchaux, etc.

 

De façon surprenante, les « partenaires en chirographie » les plus fréquemment attestés ne sont pas les communautés monastiques ou l’une d’elles et d’autres membres du clergé, mais une communauté religieuse et un ou plusieurs laïcs. La première configuration se raréfie considérablement après 1200 et disparaît entre 1209 et 1217 ; y prédominent des résolutions de conflit touchant des biens et des revenus ecclésiastiques. La seconde est attestée dès 1020, l’emporte très nettement entre 1050 et 1250, et représente 64 % des cas observés. En outre, force est de constater que la contribution comtale est maigre entre 1000 et 1250, alors que celle des vicomtes est précoce et soutenue, que celles des seigneurs châtelains et des chevaliers s’affirme, surtout au seuil du xiie siècle. Ce sont parfois ces laïcs qui souhaitent la confection d’un chirographe et qui, par ce biais, se constituent des archives à l’instar des établissements religieux. Assurément, le chirographe favorise l’acculturation des laïcs à l’écrit, soucieux de détenir un « testimonium veritatis » comme le définit un acte de 1206 (Merlet, 1906, no°152), à la fois « monimentum » selon un texte de 1145 (Marchegay, 1853, p. 83) et « munitio ».

 

Usages sociaux

 

Alors que dans l’Antiquité romaine, le chirographe était réservé aux reconnaissances de dettes, dès le xe siècle il est employé pour un large éventail d’actions juridiques. Néanmoins, certaines actions semblent appeler plus que d’autres le chirographe. Ainsi, quelle que soit la période considérée, il est sollicité fréquemment pour les règlements de conflit, la catégorie la mieux représentée, car il traduit l’idée d’un engagement réciproque des parties conduites à s’accorder durablement et détentrices chacune d’un exemplaire. Il l’est aussi, mais dans une moindre mesure, pour les diverses concessions de biens puis pour les donations, les prises d’habit assorties de donations. En revanche, il est utilisé avec parcimonie pour les manumissions, les ventes, les échanges et les accords de confraternité.

 

La base des chirographes de Marmoutier

 

À ce jour, la base comprend plus de 170 entités produites entre 1015-1020 et 1239, à l’abbaye même et en ses prieurés fondés dans un vaste espace, à la mesure de l’empire monastique de Marmoutier, mais aussi en d’autres centres d’écriture. Y sont intégrés les chirographes conservés en original et ceux connus par des copies médiévales et modernes. Toutes les archives de Marmoutier n’ont pas été explorées de sorte que les données sont susceptibles d’évoluer. Celles mises à disposition sont extraites d’un ensemble de données plus large, constitué à l’occasion d’une enquête sur les chirographes de l’espace ligérien dont les premières conclusions ont été publiées (Senséby, 2019). La base est une voie d’accès aux documents.

 

Son intérêt est de proposer un corpus assez nourri de chirographes d’origine monastique, produits et reçus par un même établissement entre sa refondation effective vers 998, concomitante d’un renouveau documentaire, et les années 1230, au moment où la pratique du chirographe s’amoindrit en milieu monastique. Il est d’offrir un corpus de référence, rendant possibles d’utiles comparaisons.

 

En effet, au moment où les historiens engagent à nouveau une réflexion sur les « provinces ecclésiastiques » (Härtel, 2015 ; Senséby, 2018), à la suite d’Heinrich Fichtenau (1971), se pose de façon centrale la question des pratiques régionales, locales et institutionnelles de l’écrit et celle des identités documentaires. Le chirographe constitue un objet de choix pour traiter ce problème complexe, aborder celui de la circulation des écrits, des emprunts, remplois, transferts et influences documentaires et pour s’interroger sur la place d’un établissement dans un réseau institutionnel et culturel. Les devises atypiques sont un riche matériau encore à exploiter et à analyser dans le contexte de renouveau spirituel de la fin du xe siècle et des réflexions conduites lors de la « réforme grégorienne ». Ces devises sonnent parfois comme des revendications. Elles résultent également de programmes graphiques variés dont la comparaison avec les données épigraphiques peut être fructueuse.

 

Compte tenu de ses particularités formelles, le chirographe est aussi précieux pour tous les chercheurs intéressés par la dimension matérielle des actes et des écrits au sens large, par leur genèse et par les modalités de l’instrumentation et de la validation. Il l’est encore pour évaluer les pratiques d’archivage.

 

Enfin, l’écrit est un moyen de gouvernement, d’administration des hommes et des biens. On sait combien la réflexion sur les usages sociaux de l’écrit irrigue les travaux des historiens depuis plusieurs décennies. Le chirographe constitue un outil particulier dont les établissements religieux se sont emparés, mais de façon différenciée.

 

 

 

Bibliographie citée, indiquée dans l’ordre d’apparition.

 

Une mémoire partagée. Recherches sur les chirographes en milieu ecclésiastique (France et Lotharingie, xe- mi xiiie siècle), L. Morelle et C. Senséby (dir.), Genève, Droz, 2019.

 

 

Morelle Laurent, « Chirographum et chirographe : le mot et les choses », dans Une mémoire partagée. Recherches sur les chirographes en milieu ecclésiastique (France et Lotharingie, xe- mi xiiie siècle), L. Morelle et C. Senséby (dir.), Genève, Droz, 2019, p. 3-28.

 

 

Gross Katharina Anna, Visualisierte Gegenseitigkeit : Prekarien und Teilurkunden in Lotharingien im 10. und 11. Jahrhundert (Trier, Metz, Toul, Verdun, Lüttich), Wiesbaden, 2014.

 

Merlet René, Cartulaire de Saint-Jean-en-Vallée de Chartres, Chartres, 1906.

 

 

Marchegay Paul, « Les prieurés de Marmoutier en Anjou. Inventaire des titres et supplément aux chartes des xie et xiie siècles », dans Archives d’Anjou, Recueil de documents et mémoires inédits sur cette province, t. 2, Angers, 1853, p. 83 (1145)

 

Senséby Chantal, « Les chirographes ligériens. Diffusion, pratique et usages », dans Une mémoire partagée. Recherches sur les chirographes en milieu ecclésiastique (France et Lotharingie, xe- mi xiiie siècle), L. Morelle et C. Senséby (dir.), Genève, Droz, 2019, p. 137-210.

 

 

Härtel Reinhard, « Urkundenlandschaften zwischen Donau, Rhein und Adria », dans Urkunden – Schriften – Lebensordnungen. Neue Beiträge zur Mediävistik. Vorträge der Jahrestagung des Instituts für Österreichische Geschichstsforschung aus Anlass des 100. Geburtstags von Heinrich Fichtenau (1912-2000), A. Schwarcz et K. Kaska (dir.), Vienne, 2015, p. 193-212.

 

L’écrit monastique dans l’espace ligérien (xe-xiiie siècle). Singularités, interférences et transferts documentaires, C. Senséby (dir.), Rennes, PUR, 2018.

 

 

Fichtenau Heinrich, Das Urkundenwese in Österreich vom 8. bis zum frühen 13. Jahrhundert, Vienne-Cologne, Bölhau Nachf., 1971.